Traduction d’un article d’Adam Popescu publié le 13 janvier 2023 dans le MIT Technology Review. Pourquoi le parc national le plus célèbre du Congo parie lourd sur la crypto Bardé de chargeurs, l’AK-47 est lourd, mais l’homme qui le tient ne bronche pas tandis qu’il patrouille dans une montagne densément boisée. Ici, dans l’est du Congo, où cette vieille arme soviétique ne coûte que 40 dollars sur le marché noir, les milices utilisent son dawa – sa magie – pour s’emparer des terres, du bois, de l’ivoire et des minéraux rares qui ont longtemps été la promesse et la malédiction de cette région. Mais cet homme en treillis n’est pas milicien. C’est une figure d’autorité rare dans une région en grande partie anarchique – un garde forestier qui patrouille
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Traduction d’un article d’Adam Popescu publié le 13 janvier 2023 dans le MIT Technology Review.
Pourquoi le parc national le plus célèbre du Congo parie lourd sur la crypto
Bardé de chargeurs, l’AK-47 est lourd, mais l’homme qui le tient ne bronche pas tandis qu’il patrouille dans une montagne densément boisée.
Ici, dans l’est du Congo, où cette vieille arme soviétique ne coûte que 40 dollars sur le marché noir, les milices utilisent son dawa – sa magie – pour s’emparer des terres, du bois, de l’ivoire et des minéraux rares qui ont longtemps été la promesse et la malédiction de cette région.
Mais cet homme en treillis n’est pas milicien. C’est une figure d’autorité rare dans une région en grande partie anarchique – un garde forestier qui patrouille habituellement dans le parc national des Virunga, lieu célèbre pour ses gorilles de montagne en voie de disparition.
Aujourd’hui, cependant, son travail est différent. À Luviro, un hameau juste à l’extérieur du parc, il garde la première ferme de minage de Bitcoin exploitée par un parc national. L’une de celle qui fonctionne à l’énergie propre. Ce pari a été suivi par de nombreuses personnes qui travaillent dans et autour du parc mais a suscité le scepticisme des experts qui se demandent ce que la crypto a à voir avec la conservation d’un parc naturel.
En cette journée moite de fin mars 2022, le garde fait les cent pas devant dix conteneurs remplis de milliers d’ordinateurs puissants. Ils fredonnent dans la chaleur de midi. Soudain, quelque chose de brillant apparaît à l’horizon. Il ajuste son béret et se précipite pour sécuriser une piste d’atterrissage à l’approche d’un Cessna.
L’avion atterrit bientôt sur une piste de terre dangereusement raide et courte. Son pilote en sort : Emmanuel de Merode, 52 ans, directeur du parc. Il est ici pour une inspection de routine. De Merode saisit d’une main la lanière de cuir de son sac, l’autre salue les rangers qui bombent le torse face au soleil. Rasé de près et légèrement grisonnant, c’est le seul à être désarmée. Derrière lui, les ailes du Cessna sont criblées de trous de fusillades recouverts de ruban adhésif.
De Merode passe devant un chien de brousse qui aboie et entre dans l’un des conteneurs vert chrome de 40 pieds de long [Ndt : environ 12 mètres]. À l’intérieur, au milieu des câbles, des ordinateurs portables et des odeurs corporelles, s’affaire une équipe de techniciens en gilets sans manche.
Toute la journée, les machines qu’ils entretiennent résolvent des problèmes mathématiques complexes [Ndt : en réalité il s’agit d’un problème très simple : trouver un « hash » inférieur à une certaine difficulté cible en multipliant les tentatives] et sont récompensées par une monnaie numérique qui vaut des milliers de dollars. Elles sont alimentées par l’énorme centrale hydroélectrique perchée sur cette même montagne, une cathédrale technologique du XXIe siècle, entourée d’une forêt tropicale.
À bien des égards, la simple existence de cette installation défie toute probabilité. Le simple fait d’être dans une région instable connue pour la corruption et la déforestation croissante, où les investissements étrangers sont aussi rares que les réseaux électriques et les gouvernements stables, pose une foule de problèmes. « Problèmes de connexion internet, conditions climatiques qui influencent la production, travail en isolement », énumère Jonas Mbavumoja, 24 ans, un diplômé de l’université voisine de Goma qui gère la mine. Il y a aussi la menace de dizaines de groupes rebelles à proximité. La violence est fréquente ici, et les années de présence des milices, de tirs de missiles et d’attaques à la machette ont laissé de profonds traumatismes.
C’est un moment charnière pour le plus ancien parc protégé d’Afrique. Après quatre ans d’épidémie, de fermetures pandémiques et d’effusions de sang, les Virunga ont cruellement besoin d’argent et la région a cruellement besoin d’opportunités. Le gouvernement congolais ne contribue qu’à 1% environ du budget de fonctionnement du parc, le laissant en grande partie se débrouiller seul. C’est pourquoi le parc des Virunga parie gros sur la cryptomonnaie.
Le bitcoin, cependant, n’est généralement pas associé à la conservation de la nature ou au développement communautaire. Il est souvent connu pour le contraire. Mais ici, cela fait partie d’un plan plus vaste visant à transformer les ressources naturelles convoitées des Virunga – de la terre à l’hydroélectricité – en avantages pour le parc et les habitants. Bien que des installations comme cette mine puissent sembler non conventionnelles, elles sont rentables et écologiques.
Le produit de la vente de bitcoins aide déjà à payer les salaires du parc, ainsi que ses projets d’infrastructure comme les routes et les stations de pompage d’eau. Ailleurs, l’électricité provenant d’autres centrales hydroélectriques du parc soutient un développement commercial modeste.
C’est ainsi que vous construisez une économie durable liée aux ressources du parc, affirme de Merode, même si la mine elle-même est en quelque sorte un heureux accident.
« Nous avons construit la centrale électrique et nous nous sommes dit que nous construirions le réseau progressivement, explique-t-il. Par la suite, en 2018, nous avons dû fermer la porte aux touristes à cause des enlèvements [par les rebelles]. Puis en 2019, nous avons dû fermer à nouveau à cause d’Ebola. Et 2020, c’est le covid. Pendant quatre ans, tous nos revenus touristiques – qui représentaient 40% des ressources du parc – se sont effondrés. Nous ne nous y attendions pas et nous avons dû trouver une solution. Sinon, nous aurions fait faillite. »
Le parc a commencé à exploiter cette nouvelle ressource en septembre 2020 alors qu’une grande partie du monde était paralysé par le covid, « et puis le prix du Bitcoin a explosé », dit-il. « Nous avons eu de la chance, pour une fois. »
Lors de cette visite fin mars, les mineurs congolais discutent en français avec le directeur [Ndt : en français dans le texte] de leurs progrès. Bitcoin se négocie à environ 44 000 dollars et de Merode prévoit des revenus d’environ 150 000 dollars par mois, proches de ce que le tourisme avait fourni à son apogée.
La question qui se pose maintenant c’est de savoir si la chance a passé.
Il y a près de dix ans, Virunga est devenu célèbre grâce à un célèbre film Netflix qui montrait le parc aux prises avec une invasion rebelle et les ambitions d’une grosse compagnie pétrolière. Ces dangers sont revenus, mettant tout en péril.
Le gouvernement congolais a récemment annoncé son intention de vendre aux enchères des concessions pétrolières dans et autour du parc. Ce n’est qu’un début, mais si le forage a lieu, cela perturberait des vies et mettrait en péril des aires protégées uniques. Il n’est pas non plus exagéré de dire que la santé de la planète serait en danger : le bassin du Congo est la deuxième plus grande forêt tropicale du monde, après l’Amazonie, et un puits de carbone crucial.
Dans le même temps, une milice appelée M23 occupe le secteur des gorilles du parc et pille des villages pour soutenir son combat contre l’armée congolaise. Dans le passé, la milice M23 évitait la confrontation directe avec le parc des Virunga, mais cela semble avoir changé au cours des derniers mois.
Ajoutons à cela l’effondrement récent de FTX et le tremblement de terre qui a secoué l’ensemble de l’industrie crypto et a fragilisé le pari de de Merode. Pourtant chaque jour d’exploitation minière est un pur profit, souligne-t-il. Ainsi, peu importe la fluctuation de la valeur de Bitcoin, tant qu’elle est positive, elle est rentable.
Face à ces menaces, de Merode pense que le minage de bitcoin reste leur atout. Ni altruiste ni escroc, c’est un pragmatique prêt à tout risquer.
Si le parc peut poursuivre ainsi, ça peut marcher.
Une « solution extraordinaire » dans un « endroit déroutant »
L’une des premières choses que vous remarquez dans cette tranche de la République démocratique du Congo est sa verdure – des océans d’émeraude alimentés par de fortes pluies et un sol volcanique riche. Les Virunga bordent le bassin du Congo d’un côté et l’Ouganda et le Rwanda de l’autre. Ses 3 000 miles carrés [Ndt : plus de 700 000 hectares] abritent la moitié des animaux terrestres d’Afrique, dont environ un tiers des derniers gorilles de montagne du monde.
Cinq millions de personnes environ vivent juste à l’extérieur du parc ; la plupart manquent d’électricité pour cuisiner, s’éclairer ou chauffer leurs maisons de terre. En plus de cela, 80 000 personnes vivent dans le parc. Beaucoup se sont installés ici avant la création des Virunga en 1925, alors que le pays était sous domination coloniale belge ; d’autres sont des réfugiés fuyant des violences plus récentes.
C’est pourquoi le parc est une source vitale de charbon de bois, ou makala en swahili, et de nourriture, même si l’agriculture, la pêche, la chasse et l’exploitation forestière sont illégales. Les ressources du parc sont régulièrement dépouillées : entre 2001 et 2020, les Virunga ont perdu près de 10% de leur couvert forestier, et de Merode estime que 170 millions de dollars d’arbres et d’ivoire des Virunga sont perdus chaque année. Mais l’alternative pour les habitants est de ne pas pouvoir payer les seigneurs de guerre locaux ou de mourir de faim. Ce sont des conditions parfaites pour le développement de la corruption.
« Le Congo est un endroit déconcertant pour porter des jugements moraux », déclare Adam Hochschild, l’auteur de King Leopold’s Ghost, qui relate le règne déchirant du monarque belge au XIXe siècle. Ce qui rend les choses encore plus compliquée au Congo c’est « son immensité, ses gens qui parlent des centaines de langues et les stigmates de la colonisation », dit-il. « Dans ces circonstances, il est très difficile d’établir une société juste et équitable. »
Après des décennies de conflit, le Congo compte presque autant de personnes déplacées que l’Ukraine, malgré autant de décennies de tentatives de maintien de la paix de l’ONU. La plupart des profits volés au parc vont aux groupes rebelles armés, auxquels certains habitants se joignent faute de meilleures options. Certains de ces groupes sont des reliques de guerres passées, notamment le génocide rwandais de 1994. D’autres pourraient être liés à l’État islamique. Le plus important est le groupe M23, dirigé par des Tutsis si bien armés que l’ONU affirme que le Rwanda le soutient. (Le Rwanda le nie, mais son économie dépend fortement des ressources congolaises.)
En conséquence, le parc des Virunga est peut-être le seul site de l’UNESCO qui enterre régulièrement son personnel : plus de 200 rangers ont été tués depuis 1996, en moyenne un par mois. Pour Cherubin Nolayambaje, qui a passé huit ans comme ranger, c’est « le travail le plus dangereux au monde ».
Les quelque 800 gardes forestiers des Virunga, dont environ 35 femmes, rencontrent souvent des rebelles armés dans le parc et des civils qui y cultivent ou y vivent illégalement. « De nombreux habitants ne connaissent même pas les limites du parc », déclare Samson Rukira, un militant de la ville voisine de Rutshuru. « La conservation nécessite l’implication de la communauté pour résoudre les problèmes, dit-il, mais nous sommes dans des zones qui ne sont pas sécurisées, et cela signifie que les gardes forestiers ne peuvent pas dialoguer ».
De Merode est sensible aux plaintes des communautés locales qui se voient refuser l’accès aux vastes richesses du parc. « Des centaines de milliers – probablement des millions – de personnes souffrent de ce que nous espérons être un investissement à long terme pour transformer ce parc en un atout positif. Si nous échouons, nous faisons plus de mal que de bien. Mais nous croyons passionnément que les choses pourront s’inverser ».
Son plan pour y parvenir repose sur les trois centrales hydroélectriques que le parc a ouvertes depuis 2013, à Matebe, Mutwanga et Luviro ; une quatrième est en construction. Si vous pouvez alimenter votre maison, vous n’avez théoriquement pas besoin de couper des arbres pour cuisiner. L’électricité développe l’emploi et les entreprises, comme les coopératives de café et la production de graines de chia. Et, bien sûr, une ferme de minage de bitcoin.
« C’est l’idée fausse que nous voulons le plus corriger : que les Virunga ne concernent pas que la faune », poursuit de Merode. « Non, il s’agit de la communauté à travers la faune. Notre rôle est d’essayer de faciliter cela. On ne peut pas conserver les espaces naturels d’un des pays les plus troublés du monde sans le soutien des populations locales ».
La centrale de Luviro, comme toutes les centrales hydroélectriques des Virunga, utilise une conception fluviale [Ndt : c’est une installation au fil de l’eau], ce qui signifie que l’électricité est générée par le débit constant de la rivière plutôt que par des barrages et des réservoirs, ce qui a un faible impact environnemental.
Mais sa construction a été décourageante dès le départ. Il fallait d’abord que les travailleurs abattent le sommet d’une montagne pour construire une piste d’atterrissage, puis creusent des routes dans la roche avec des outils à main, parfois sous l’attaque des rebelles.
Puis, à mi-chemin de la construction, l’un des plus grands bienfaiteurs du parc, Howard Buffett (fils de Warren), a mis fin à ses dons en raison d’un désaccord avec de Merode sur la manière dont les fonds étaient dépensés. Pour Buffett, qui a cofinancé d’autres projets de parcs, de Merode est « un gars incroyable », mais il affirme que les fonds destinés aux centrales électriques ont été utilisés pour construire un réseau fournissant cette électricité à la capitale provinciale de Goma.
« Ils ont fondamentalement raison », admet de Merode, qui insiste sur le fait que rien n’a été détourné et qu’il s’est ensuite empressé d’obtenir 17 millions de dollars de subventions et de prêts de l’UE et du Royaume-Uni pour tenter de terminer le projet Luviro. « Lorsque vous construisez un projet énergétique, il y a une centrale électrique, mais aussi le réseau qui l’entoure. Si vous ne pouvez pas livrer l’électricité à la communauté, cela n’a pas beaucoup d’utilité. Nous avons commis une erreur de bonne foi. »
Pourtant, l’objectif [de fournir de l’électricité aux population locales] était complexe dans le lointain Luviro. Il y avait moins de clients potentiels dans la communauté voisine qu’il n’y en avait pour les centrales hydroélectriques de Matebe et Mutwanga ; l’idée fut donc de construire progressivement un réseau de production et d’acheteurs. Mais en attendant, l’installation génèrerait de l’électricité excédentaire, et la question était de trouver quelque chose de rentable à faire avec.
Dans le même temps, est apparu un autre problème : en 2019, l’installation de Luviro était inachevée et le parc n’avait pas assez d’argent pour terminer la construction.
Enfin, de Merode et ses collègues ont eu alors une idée qui, selon eux, pourrait résoudre tous ces problèmes en une seule fois : acheter pour 200 000 dollars de matériel de minage de bitcoin, ce qui pourrait potentiellement générer des bénéfices à court et à long terme et fournir un débouché viable pour l’hydroélectricité.
« En quelques semaines, dit de Merode, nous avons réalisé que c’était une solution extraordinaire. »
Le prince belge s’associe à l’Indiana Jones du bitcoin
Cette solution s’est présentée à des milliers de kilomètre des Virunga, dans un imposant château français de la vallée de la Loire. En février 2020, le mineur Sébastien Gouspillou est arrivé au Château de Serrant vers midi, s’attendant au pitch d’un riche fanfaron.
« C’est courant de louer un château en France, cela coûte à peu près le même prix qu’un hôtel », explique-t-il.
Au lieu de cela, il a été accueilli à la porte par une princesse dont la famille possédait le château depuis le XVIIIe siècle. Quelques minutes plus tard, elle est allée chercher celui que Sébastien Gouspillou était venu voir : son fils, Emmanuel de Mérode.
Le directeur du parc des Virunga est né en Tunisie dans la noblesse belge. À seulement 11 ans, il a passé du temps au Kenya avec le légendaire gourou du lion George Adamson. Plus tard, il a suivi une formation d’anthropologue et est venu au Congo en 1993 pour aider les gardes du parc national de la Garamba et étudier le commerce de la viande de brousse pour son doctorat. En 1999, il part pour le Parc National de la Lopé au Gabon, où il travaille à l’approche des gorilles et au développement de l’écotourisme. C’est là qu’il s’est rendu compte : « Il faut être là depuis 20 ou 30 ans pour vraiment réussir. Et je voulais être dans l’est du Congo. »
De Merode est arrivé aux Virunga en 2001 alors que la guerre civile faisait rage. Il a vite reconnu l’importance du travail des rangers, souvent non rémunérés. Avec le célèbre chasseur de fossiles Richard Leakey (qui deviendra plus tard son beau-père), il a commencé à collecter des fonds pour soutenir leurs salaires.
Il est devenu directeur du parc en 2008, après qu’un groupe de gorilles a été tué et que des photos de leurs meurtres ressemblant à des exécutions ont provoqué l’indignation internationale. Dans la foulée chaotique, le directeur du parc de l’époque a été arrêté et les responsables de l’État ont promis un changement radical ; il n’y a peut-être rien de plus radical qu’un prince belge prenant une position de leader dans une ancienne colonie belge.
De Merode s’impose immédiatement. Après deux mois de travail, les rebelles ont pris d’assaut le siège du parc à Rumangabo, et il a traversé les lignes ennemies pour négocier et protéger le personnel. Après avoir repris le contrôle, il a renvoyé des centaines de rangers et arrêté des officiers supérieurs, puis a recruté de nouveaux rangers. Les salaires ont augmenté ; rations et équipement ont été améliorés. Le moral est monté en flèche et les populations animales ont finalement rebondi.
Mais en avril 2014, l’histoire a failli se terminer. De Merode s’était rendu à Goma pour apporter des preuves contre Soco, une compagnie pétrolière britannique accusée d’avoir soudoyé des fonctionnaires. Il retournait seul au parc lorsque des hommes armés ont ouvert le feu sur sa Land Rover. Il a riposté, a couru vers la forêt et s’est caché. Mais une balle l’avait touché à la poitrine, lui brisant cinq côtes et lui perforant un poumon. Une autre lui avait déchiré l’estomac et touché « le foie, le diaphragme et les poumons ».
Finalement, des agriculteurs à moto se sont arrêtés pour l’aider. Lorsqu’il est enfin arrivé à Goma, il a dû traduire entre des médecins indiens et congolais qui n’avaient pas de langue commune. Sans appareil à rayons X, les médecins ont tranché en plein milieu.
Deux jours plus tard, alors qu’il était encore en convalescence, le film Virunga a été projeté au Festival de Tribeca. Le documentaire, acquis plus tard par Netflix, se concentrait sur la lutte du parc pour survivre à un siège mené par le M23 et Soco. Produit par Leonardo DiCaprio, il a été nominé pour un Oscar. Ce film a transformé de Mérode et ses collègues en héros internationaux.
C’est ainsi que Sébastien Gouspillou a rencontré Emmanuel de Mérode. Au Château de Serrant, les deux hommes ont fini par parler pendant quatre heures. De Merode était dans une situation difficile : désireux de trouver comment utiliser l’électricité excédentaire des Virunga pour financer le parc, qui perdait rapidement de l’argent. Et Gouspillou avait hâte de faire quelque chose qui comptait.
Dans le train du retour, « j’ai cherché sur Google et j’ai vu que c’était un héros« , raconte Gouspillou. « Je voulais aider. Nous faisions de l’extraction minière en achetant de l’électricité, ce n’était pas efficace. L’argent va peut-être aux oligarques du Kazakhstan. Dans les Virunga, il sauve le parc. »
Gouspillou, qui s’est lancé dans la crypto après avoir travaillé dans l’investissement immobilier, aime se faire appeler l’Indiana Jones du bitcoin. Bien qu’il n’ait pas de fouet ou de feutre – il préfère les jeans et il est chauve – il a une réputation d’aventurier. Son entreprise, Big Block Green Services, est connue pour monter des projets controversés : conseiller du Salvador pour sa « Bitcoin City », il a également des projets en République centrafricaine.
Avec l’aide de Sébastien Gouspillou, début 2020, Virunga a acheté des serveurs [Ndt : des asics] d’occasion et s’est mis à construire une mine de Bitcoin. Comme pour la centrale hydroélectrique, la construction a été ardue. Faire venir des conteneurs et des asics de Goma impliquait deux jours de conduite sur des chemins de terre à travers une jungle tenue par les rebelles.
« L’ambassadeur d’Italie a été tué sur la route que nous prenons tous les jours », raconte Gouspillou. Quand il est arrivé à Luviro, il a trouvé des impacts de balles dans son bungalow dont de Merode ne lui avait pas parlé. « Je n’ai rien dit à ma femme non plus », ironise Gouspillou.
À cette époque, le nombre de décès dans le parc augmentait fortement. Douze rangers, un chauffeur et quatre civils ont été tués en avril 2020 lors de la pire attaque de l’histoire des Virunga. Un autre garde forestier a été tué en octobre, six autres en janvier 2021, un autre en octobre et un autre en novembre 2021. De Merode la décrit comme « notre année la plus difficile de tous les temps ».
Pourtant, contre toute attente, en septembre 2020, la mine de Luviro a commencé à fonctionner.
Une offre d’emploi locale a conduit à l’embauche de neuf mineurs de bitcoin congolais, qui ont obtenu de bons résultats lors d’un concours par questionnaire. La plupart d’entre eux avaient déjà entendu parler de Bitcoin, mais leurs premières impressions n’étaient pas toujours positives en raison d’escroqueries opérant dans la région. Maintenant, beaucoup d’entre eux ont des portefeuilles crypto.
« Le domaine est totalement nouveau », déclare Ernest Kyeya, un diplômé en génie électrique de 27 ans de l’Université de Goma, qui travaille dans l’installation.
« Il m’a fallu un peu de temps pour m’adapter au jargon, pour comprendre le fonctionnement d’une machine de minage et arriver à la réparer et à l’entretenir, ajoute-t-il. Mais j’ai été traité comme un membre de l’équipe et non comme un simple travailleur. Cette responsabilité m’a donné confiance. »
Les mineurs travaillent 21 jours d’affilée avant d’avoir cinq jours de repos. Le travail n’est pas « classique », dit Kyeya, « mais nous aimons ce que nous faisons. » Il ajoute : « Ce n’est pas comme en ville. Tout doit être planifié. Mais ça vaut le coup. C’est un tel honneur de travailler ici, jusqu’à 13 heures par jour, parfois plus, car nous n’avons rien d’autre à faire dans la jungle. »
Aujourd’hui, dix conteneurs sont alimentés directement par les turbines du barrage. Chaque conteneur contient de 250 à 500 machines. Le parc des Virunga possède trois conteneurs, tous les bénéfices étant destinés à financer divers services du parc. Les sept autres sont la propriété de la société de Gouspillou. Il paie Virunga pour l’électricité nécessaire au fonctionnement de ses machines, et tout ce qu’il exploite lui appartient, ainsi qu’à ses investisseurs.
De Merode estime que la mine a généré environ 500 000 dollars pour le parc l’année dernière, alors que la pandémie avait mis fin à la plupart des autres sources de revenus.
Et profitant de la popularité des singes numériques, le parc s’est associé au projet NFT CyberKongz, qui a mis aux enchères des NFT de gorilles via Christie’s, fournissant 1,2 million de dollars supplémentaires pour le parc. Une partie de cet argent a été utilisée pour acheter deux des trois conteneurs appartenant au parc.
« C’est ce qui nous a permis de traverser le covid », déclare de Merode.
Bitcoin, planche de salut
« Emmanuel a été très surpris quand il a vu l’argent. Moi j’étais sûr de notre succès », déclare Gouspillou, qui parle à grande vitesse lorsque la conversation se tourne vers la durabilité de la crypto.
Tout le monde n’en est pas sûr. Et tous les Congolais ne sont pas partisans de ce développement radical. Même si certains en bénéficient, la plupart n’obtiendront pas d’emploi. Des années de guerre et d’exploitation étrangère pèsent également lourdement sur les habitants, qui souvent font l’éloge du parc et le maudissent dans la même phrase.
Pendant ce temps, pour la communauté internationale, l’idée de Bitcoin en tant que sauveur n’a peut-être jamais été plus difficile à vendre.
Cette critique est fortement liée à l’énorme quantité d’électricité nécessaire pour extraire des bitcoins – électricité généralement [Ndt : « de moins en moins étant donné la hausse du prix de ces énergies et celle du hashrate »] générée à partir de combustibles fossiles. Le directeur général de la Banque centrale européenne a récemment qualifié le minage de Bitcoin de « pollueur sans précédent. » Et les connexions sont souvent coûteuses ; les sept plus grands crypto-mineurs américains, par exemple, exploitent la même quantité d’énergie que tous les foyers de Houston. (Les sociétés de crypto américaines ne sont pas légalement tenues de déclarer leurs émissions de dioxyde de carbone.)
De nombreuses communautés, en particulier dans les pays en développement, ont également été exploitées par des crypto-mineurs internationaux, dont certains se sont précipités pour profiter de la faiblesse des réglementations locales ou des avantages fiscaux, siphonner l’énergie, endommager l’environnement environnant, puis disparaître vers la prochaine opportunité.
« Le principal problème est que le bénéfice est toujours extrêmement limité par rapport au coût », explique Alex de Vries, doctorant à la Vrije Universiteit Amsterdam [Ndt : et employé de la Banque des Pays-Bas] qui étudie la durabilité de la crypto. « Les mineurs font trop de promesses et ne livrent pas assez. »
« Récupérer ses investissements signifie faire fonctionner les machines 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Les communautés locales sont généralement mieux loties sans eux », conclut-il.
Peter Howson, professeur adjoint en développement international à l’Université de Northumbria qui a mené des recherches avec de Vries, soutient également que l’énergie propre du Congo pourrait être utilisée plus efficacement. « Les mineurs de Bitcoin prennent la place de formes plus productives de développement industriel vert en RDC, affirme-t-il, ces industries auraient pu employer des combattants, des braconniers et des bûcherons illégaux. Même les plus grandes fermes de minage n’emploient qu’une poignée de personnes. Et ce sont des emplois très précaires avec des contrats précaires. Alors est-ce un bon modèle ? Non. Ils devraient utiliser l’hydroélectricité pour quelque chose d’utile. »
Esther Marijnen, une écologiste néerlandaise qui travaille au Congo depuis 2013, fait une analyse similaire, affirmant que la mine de Luviro est tout simplement en contradiction avec la conservation et se demandant ce qu’un sanctuaire de gorilles a à voir avec la crypto. Malgré tout le développement en cours dans les Virunga, en particulier autour de l’hydroélectricité, elle note que le parc n’a pas réussi à apporter une stabilité ou des emplois généralisés.
« Quel est l’objectif ? demande-t-elle. Est-ce l’électrification rurale pour que les gens autour du parc puissent réellement utiliser l’électricité pour améliorer leur relation avec le parc ? Ou est-ce d’attirer des entreprises ? »
Jason Stearns, le fondateur du Congo Research Group de NYU et ancien enquêteur de l’ONU qui considère de Merode comme un ami, prévient que les milices peuvent également bénéficier de l’hydroélectricité, de sorte que cela ne conduira pas nécessairement les militants à baisser les armes. « J’admire la ténacité d’Emmanuel et sa volonté de sortir des sentiers battus, dit-il, mais cette idéologie selon laquelle le marché libre apportera la paix va à l’encontre des 20 dernières années au Congo ».
Néanmoins, Gouspillou soutient que l’exploitation minière de Bitcoin « peut être une force de développement ». En fait, il voit le projet des Virunga comme un modèle potentiel : « Les gens disent que c’est mauvais pour l’environnement, mais ici c’est de l’énergie propre. C’est une formule qui pourrait être reproduite. Il n’y a pas de combustibles fossiles ici puisque la mine dépend des rivières, ajoute-t-il, et le manque de clients à Luviro signifie qu’aucune électricité n’est détournée des besoins locaux. »
Michael Saylor, le cofondateur de la société d’investissement MicroStrategy, approuve. Pour lui le modèle de Virunga c’est « l’industrie de haute technologie idéale à mettre dans une nation qui a beaucoup d’énergie propre mais n’est pas en mesure d’exporter un produit ou de produire un service avec cette énergie ». À cette fin, de Merode discute avec d’autres parcs nationaux d’État de la possibilité de transformer leurs voies navigables en sources d’énergie hydroélectrique.
Peter Wall, PDG d’Argo Blockchain, qui exploite des mines hydroélectriques au Québec, note que « 85 % des coûts d’exploitation [d’une ferme de minage] proviennent de l’électricité », ce qui signifie que même une mine à faible puissance peut être rentable.« Je pense que la ferme de minage des Virunga est une première. Je n’ai entendu parler d’aucune exploitation semblable dans des parcs nationaux. En fin de compte, vous avez besoin de trois choses : de la puissance, des machines, du capital. » Le parc des Virunga a les trois.
Pourtant, toutes les mines de crypto, y compris celles de Luviro, doivent faire face aux fluctuation des cours. Le bitcoin à lui seul a chuté de plus de 70 % depuis son apogée l’année dernière. Et puis il y a la débâcle FTX, qui a anéanti 32 milliards de dollars du jour au lendemain. Tout cela, ainsi que les antécédents de pollution, peuvent détourner des donateurs cruciaux sur lesquels comptent des endroits comme le parc des Virunga.
Mais ça reste « un investissement incroyablement bon pour le parc, affirme de Merode. Nous ne spéculons pas sur sa valeur ; nous le générons. Si vous achetez du Bitcoin et qu’il diminue, vous perdez de l’argent. Nous fabriquons du Bitcoin à partir de l’énergie excédentaire et monétisons quelque chose qui n’a autrement aucune valeur. C’est une grande différence. »
Même si Bitcoin tombait à 1% de sa valeur, les 10 conteneurs resteraient rentables, dit-il.
C’est un système qui peut se maintenir durablement, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles le parc construit tant d’infrastructures. Quand je demande ce qui arriverait à la ferme de minage si quelque chose lui arrivait, il sourit.
« Si je m’effondre ? Notre portefeuille numérique est géré par notre équipe financière, répond-il. Il est peu probable que nous restions assis sur des bitcoins pendant plus de quelques semaines de toute façon, car nous avons besoin d’argent pour gérer le parc. Donc, s’il m’arrivait quelque chose ou si notre directeur financier perdait l’accès aux fonds, nous lui taperions sur les doigts, mais cela ne nous coûterait pas cher. »
Une prière pour l’avenir
« La crypto, souligne de Merode, n’est pas la seule réponse pour sauver les Virunga, mais fait partie d’un modèle d’éco-entreprise plus large. L’impact annuel sur le PIB des autres investissements verts des Virunga, qui incluent la culture du café et du chocolat, pourrait atteindre 202 millions de dollars d’ici 2025, selon un rapport de 2019 du cabinet de conseil économique britannique Cambridge Econometrics. »
« Ce que nous essayons de démontrer, c’est qu’une économie verte implique de la diversité. Des centaines d’industries différentes peuvent se développer à long terme avec de l’énergie durable, ce qui fait une société saine. Ce n’est pas le cas quand on dépend uniquement du pétrole. »
À environ 100 miles au sud de Luviro, du haut de la tour de la centrale hydroélectrique de Matebe, on peut voir le plan en action, avec des lignes électriques serpentant dans la ville de Rutshuru. Ce n’est pas une métropole, mais à bien des égards, cela a été un succès – un endroit où cette vision a fonctionné – même si ce succès est incroyablement ténu. Cette zone est devenue le cœur du territoire désormais revendiqué par le groupe M23. Pourtant, lors de ma visite au printemps, 5 000 barres de savon étaient produites par jour à la savonnerie RUSA grâce à un équipement acheté grâce à un micro-crédit soutenu par le parc des Virunga. Christophe Bashaka, le propriétaire, a souri jusqu’aux oreilles et a déclaré que ce travail « n’était pas possible » sans hydroélectricité.
Dans une usine de maïs à quelques minutes de là, Elias Habimana a enlevé son manteau de cuir et a pris une calculatrice géante pour me montrer combien de milliers de dollars il a économisé : l’hydroélectricité lui a permis d’abandonner des générateurs coûteux et d’employer 30 personnes.
« De Merode a rendu cela possible, a-t-il déclaré. Avec le courant électrique, les choses sont beaucoup plus faciles maintenant. »
Une chocolaterie gérée par un parc à Beni, à proximité, offre aux producteurs de cacao un prix équitable et un marché légal. Egalement alimentées par l’hydroélectricité, elle produit 10 000 barres par mois – des chiffres sur le point d’augmenter maintenant que Virunga s’est associé à l’Eastern Congo Initiative de Ben Affleck, une ONG qui aide à apporter du chocolat produit dans le parc aux magasins aux États-Unis.
Selon de Merode, l’électricité des centrales hydroélectriques des Virunga a créé plus de 12 000 emplois ; comme le ménage congolais moyen compte au moins cinq membres, un emploi est un stabilisateur démesuré dans un endroit où le désespoir pousse à la radicalisation. Aucune des principales équipes crypto congolaises n’est une ancienne milice, mais certains des travailleurs temporaires qui ont participé à la construction l’étaient, note Gouspillou.
Au siège du parc à Rumangabo, les enjeux de cette expérimentation sont mis en évidence. Près de tas de charbon de bois confisqué et d’un cimetière de gorilles se trouve la tombe de la première femme ranger. Les veuves fabriquent des animaux en peluche et des sangles de fusil dans un atelier rempli de dizaines d’étoiles portant les noms des morts. « Mon mari adorait cet endroit », m’a dit une femme nommée Mama Noella. Avec cinq bouches à nourrir après sa mort, elle a travaillé dur comme journalière jusqu’à ce qu’elle apprenne un métier ici : « Ça m’a donné de la valeur, de l’espoir. »
Lors de ma dernière matinée dans le parc, les bombardements ont commencé tôt. Le lendemain, des missiles ont filé dans le ciel alors que le M23 avançait vers l’armée, avec le personnel des Virunga et des milliers de Congolais au milieu.
Quelques jours après mon départ, de Merode a ordonné l’évacuation de Rumangabo. Matebe était le suivant. Plus tard cette semaine là , un hélicoptère de l’ONU s’est écrasé au-dessus d’une zone tenue par la milice et des combats ont englouti Rutshuru et Matebe. Pendant tout ce temps, le personnel du parc est resté. Par chance ou par magie divine, M23 a reculé dans la montagne.
Le répit, cependant, a été de courte durée.
Au milieu de l’été, les combats avaient repris et les villes tombaient alors que les rebelles se dirigeaient vers Goma. Le gouvernement a déclaré ses ambitions pétrolières et, en août, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a annoncé un plan pour examiner conjointement les zones d’extraction.
Depuis lors, une centrale hydroélectrique a été touchée par l’artillerie et une ligne à haute tension vers Goma a été touchée. Le groupe M23 a poursuivi sa campagne sanglante à Rutshuru et s’est emparé de Rumangabo en octobre, laissant de Merode et son personnel revivre une occupation qui rappelle étrangement ce qui a captivé les téléspectateurs des Virunga il y a dix ans.
Début janvier, M23 a annoncé son retrait de Rumangabo, mais le personnel du parc avertit qu’il s’était déjà retiré d’autres territoires capturés ces derniers mois pour revenir rapidement, et que des rebelles sont toujours aperçus dans la région. Et même si le groupe M23 bat en retraite, divers autres rebelles restent. Il y a quelques semaines à peine, aux alentours de Noël, un groupe appelé Mai-Mai a tué deux rangers.
Gouspillou, quant à lui, a continué à faire du prosélytisme sur l’avenir de la crypto – voyageant au Ghana pour la première conférence africaine sur le Bitcoin. Il attend le retour au calme avant de retourner à Luviro.
Emmanuel de Merode attend lui aussi. Kyeya et Mbavumoja sont toujours au travail, et les machines sont toujours en train de tourner à Luviro. Après tant de fortune, bonne et mauvaise, le directeur est coincé avec une petite équipe – comme il l’a dit dans un appel WhatsApp fin août : « Nous nous contentons de garder la tête hors de l’eau ».